Par Sandrine Ray, aumônière en milieu sportif et Alessandra Maigre, théologienne et aumônière militaire
Introduction
On se souvient de la chute fatale du cycliste Gino Mäder survenue le 16 juin dernier. Ce terrible événement a plongé le monde du cyclisme suisse dans le deuil. Dans le milieu sportif, les drames tels que celui-ci interrogent sur le sens du sport dans la vie d’un/e athlète, sur les limites de la performance et de l’efficacité constamment recherchées et enfin sur le sens de la vie humaine.
Une vie bien réglée et pourtant…
La préparation des athlètes de haut niveau prend en compte chaque domaine pouvant influencer la performance (alimentation, sommeil, physique, mental, matériel, météo, etc…). Tous ces paramètres sont analysés, calculés et programmés de manière à ce que tout soit parfaitement réglé en vue des grandes échéances. Tout est huilé de manière à ce que la “machine” fonctionne.
Malheureusement, des grains de sable peuvent venir subitement enrayer les rouages de cette machine: des événements de la vie venant tout perturber et mettant à mal les objectifs fixés. Cela signe le début d’une traversée difficile. L’un de ces grands perturbateurs est la mort, et le deuil qui s’ensuit.
Vivre un décès est un événement tragique dans la vie de toute personne. Pourtant, la période de deuil est souvent d’autant plus compliquée à vivre pour un.e athlète dont le métier est de briller sous le feu des projecteurs. Comment faire face à un deuil en tant qu’athlète de haut niveau ?
A partir de deux situations concrètes issues de l’expérience de Sandrine Ray comme aumônière en milieu sportif, cet article propose des pistes de réflexion sur un thème rarement abordé dans le milieu sportif.
Vivre le deuil en pleine compétition
Les deux situations rapportées témoignent de deuils auxquels des athlètes ou leur entourage ont eu à faire face durant des compétitions importantes. Elles permettent de mieux comprendre les enjeux découlant de ces drames qui arrivent malheureusement immanquablement.
❖ Un athlète décède suite à un accident lors d’une séance d’entraînement durant une compétition internationale
Un drame inimaginable auquel tous les athlètes de cet évènement ont été confrontés, particulièrement les autres concurrents qui devaient concourir les jours suivants.Cette tragédie a suscité de nombreuses et vives réactions de la part des athlètes et des dirigeants, notamment sur des questions de sécurité et les mesures à entreprendre pour le déroulement de cette compétition.
Au-delà des questions techniques, plusieurs athlètes se sont retrouvés en grandes difficultés psychologiques à cause des traumatismes que ce choc a engendrés.
Il s’agissait alors de comprendre et de gérer les fortes émotions suscitées par la perte d’un concurrent, qui dans ce milieu se trouve être aussi un ami ou du moins une personne côtoyée depuis des années au fil des compétitions. A toutes ces émotions, s’ajoutent également tout un tas de questions : Et si ça avait été moi ? Est-ce que je risque ma vie à chaque fois que je prends un départ ?
Des questions sur la vie et la mort émergent et forcent chacun à se positionner, dans un moment où il était plutôt prévu de se concentrer uniquement sur une ou LA plus grande compétition de toute sa vie.
Face à ce traumatisme et à toutes ces questions, de nombreux aumôniers présents sur place ont été appelés pour soutenir les athlètes, l’entourage sportif et être à leur écoute.
❖ Durant une compétition internationale, une responsable d’équipe apprend par téléphone le décès d’un parent.
Sandrine Ray a rencontré cette personne endeuillée qui cherchait du soutien. Elle lui a confié : “Je suis seule à l’autre bout du monde et je ne peux en parler à personne. Je ne veux pas perturber mes athlètes qui doivent rester concentrés pour leur compétition. Je n’ai pas non plus envie de gâcher la fête.”
L’une des principales questions qui se pose dans ce genre de situation est de savoir s’il s’agit de rester et de vivre cette compétition pour laquelle tant a été investi au cours des dernières années ou s’il vaut mieux rentrer au pays pour être avec ses proches et participer aux funérailles ?
Un dilemme bien souvent cornélien.
S’il s’agit d’un/e athlète qui perd un membre proche de la famille en pleine compétition (ce cas de figure s’est également produit durant cette même compétition), la plus grande question qui se pose alors à lui/elle est : “Dois-je concourir dans de telles circonstances ? Et si oui, serais-je capable de le faire devant le public et les médias du monde entier ?”
Il est primordial que la personne ne soit pas seule face à ces questions, qu’elle ait un espace d’écoute et de partage, afin de discerner ce qu’elle souhaite et les motivations derrière ses décisions.
Souvent, l’athlète voudra concourir pour rendre hommage à la personne défunte. La motivation derrière cette volonté peut ainsi être de donner du sens à ce décès ou encore qu’une victoire prenne le dessus sur la mort.
Cependant, si les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous, l’athlète peut alors se retrouver dans un profond désarroi. Une telle issue peut rendre le deuil encore plus difficile à vivre. Ces questions sont difficiles à traiter dans un temps souvent restreint, où les décisions doivent se prendre très rapidement et dans un contexte où les émotions sont décuplées.
Le sport, la mort et le deuil
La question du deuil est rarement traitée dans le milieu sportif, sans doute car elle dérange en confrontant chaque personne à ses limites et à sa finitude. Alors que tout l’objectif sportif consiste à dépasser les limites et mettre de côté la finitude, la mort met à mal toutes les structures rationnelles mises en place pour parvenir à la performance. Elle vient réveiller le monde du sport qui se rappelle soudainement son humanité fondamentale.
Le milieu sportif se souvient alors que “la mort fait partie de la vie” et c’est bien ce qui constitue l’enjeu d’une réflexion sur la mort et le deuil. Mais comment accepter que la mort soit inscrite dans la vie elle-même dans un milieu qui s’efforce d’éliminer toute intrusion du hasard? Dans l’exploration de la finitude et de la faiblesse humaine une certaine quête spirituelle peut voir le jour.
La mort reste le mystère primordial qui vient au monde simultanément à toute vie. Elle est l’antagoniste par excellence qui rend pourtant possible une conscience de la valeur de toute vie humaine. Les sportifs ne sont pas habitués à une telle marge d’inconnu et d’insaisissable, et pourtant c’est souvent la mort (ou la blessure) qui sort l’athlète du contexte sportif pour le jeter dans une situation où la “vie ordinaire” prend le dessus. Cela peut l’amener à des questionnements existentiels sur la réalité humaine, tels que d’où je viens ? et où je vais ?
La mort et le deuil comme passage
La mort et le deuil, aussi dramatiques soient-ils, soulignent de façon radicale, l’importance des passages et des transitions dans la vie. La mort constitue le passage par excellence. Afin d’accompagner ces passages vers l’inconnu, les aumôniers appartenant à la tradition chrétienne peuvent s’appuyer sur les textes bibliques qui relatent des épisodes de passages qui montrent que les moments de transition sont tout aussi importants que les points de départ et d’arrivée.
Dans le sport de haut niveau, le focus est centré sur le point de départ, mais surtout sur le point d’arrivée. Tout ce qui est entrepris entre-deux pour atteindre l’objectif revêt souvent une visibilité de second plan, alors que ce processus est un passage nécessaire et primordial ! Dans les exemples relatés, nous avons vu qu’un aumônier a été sollicité pour accompagner les personnes vivant un événement porteur de deuil. Malgré le choc de l’événement, l’aumônier peut sensibiliser à la notion de passage et de traversée pour le défunt, comme pour ceux et celles qui restent.
Il s’agit alors de commencer une période de transition vers autre chose – quelque chose d’inconnu pour le défunt et quelque chose de différent pour ceux et celles qui restent, mais quelque chose qui est marqué par le manque de la personne défunte. Il est ainsi nécessaire que des personnes soient là pour prendre soin de ces passages qui ne peuvent pas se jouer dans un temps dédié à l’efficacité.
Pour cela, les temps rituels sont importants car ils sont comme des petits cailloux sur le chemin, ils représentent des jalons signifiant l’avancée dans la traversée. Ces actes permettent à la personne impuissante et démunie de pouvoir nommer la souffrance de l’indicible. Les aumôniers entament avec les endeuillés un processus de cicatrisation où l’expression de la souffrance et du vécu peut amener à mieux choisir la vie.
Victoire, sens et espérance
Les exemples cités rappellent que les acteurs du milieu sportif ne sont pas épargnés par de violents drames et que vivre un deuil dans le contexte du sport de haut niveau est d’autant plus difficile à gérer avec la compétition qui continue, les résultats qui sont attendus et la pression médiatique et du public qui ne permettent pas de donner le temps et l’espace nécessaire à chacun pour traverser les différentes étapes du deuil.
Ce temps et cet espace peuvent être en partie offerts par les aumôniers qui accompagnent la difficile traversée du deuil en faisant apparaître des lueurs d’espérance sur le chemin. Les questions existentielles chamboulent les programmes établis et les illusions de maîtrise et de contrôle, ce qui peut amener un/e athlète à vivre une réelle crise durant sa carrière ou à laisser toutes ces questions et émotions de côté, à ne jamais faire face réellement, ou alors à s’en préoccuper en fin de carrière si toutes ces émotions ont été enfouies.
Commence alors une véritable quête de sens et/ou un cheminement spirituel.
On a observé la complexité pour un/e athlète de traverser un deuil pendant sa carrière sportive. La quête de sens qui peut en découler peut être source de profond désarroi, c’est pourquoi il est primordial qu’il/elle puisse être soutenu/e par une personne de confiance et si possible formée à un tel accompagnement.
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